Appel à communications : « La notion de race dans les études anglophones : enjeux scientifiques, méthodologiques et épistémologiques »
APPEL À COMMUNICATIONS
Troisième journée d’étude de Transcrit 28 novembre 2025 - Campus Condorcet Organisateurs : Ana Artiaga et Bernard Cros.
« La notion de race dans les études anglophones : enjeux scientifiques, méthodologiques et épistémologiques »
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une conception biologisante de la notion de race, apparue dans les sociétés occidentales, notamment anglophones, comme effet de la rencontre coloniale et en particulier de l’esclavage, dominait le discours scientifique. Les courants du racialisme (ou racisme scientifique), du darwinisme social (inspiré par Herbert Spencer et son idée de la « survie des plus aptes ») et de l’eugénisme générèrent ainsi des travaux pseudo-scientifiques divisant l’espèce humaine en sous-espèces, « les races », classées au sein d’une hiérarchie de valeur, au sommet de laquelle figuraient invariablement les Européens du Nord. Celle-ci devint alors un outil au service des puissances coloniales, leur permettant de justifier l’assujettissement et l’exploitation des colonisés et des colonies, et de maintenir leur contrôle sur ces populations et ces territoires (Stepan, 1982). Le libéral-conservateur Joseph Chamberlain, le magnat de l’or et des diamants Cecil Rhodes et l’historien John Seeley furent des représentants typiques de ce courant mis au service de l’impérialisme britannique à la fin du XIXe siècle. L’un des aboutissements les plus notoires de ce dévoiement de la science justifiant une idéologie raciste est sans aucun doute la Shoah. La découverte de l’horreur nazie en 1945, ainsi que l’émergence de nouvelles théories chez les anthropologues (Lévi-Strauss, 1952), a mis progressivement fin à l’utilisation du concept de race pour hiérarchiser les humains.
Aujourd’hui, le consensus scientifique est que la notion de race ne repose sur aucun fondement biologique. Néanmoins, elle est utilisée par nombre de chercheurs en sciences humaines et sociales comme outil analytique pour comprendre les dynamiques sociales, politiques, économiques ou culturelles des sociétés étudiées. En sociologie, ce sont les travaux de W. E. B. Du Bois (Du Bois, 1903, 1940) qui ont ouvert la voie à l’étude de la race en tant que construction sociale et historique opérant au sein de rapports de pouvoir. À la même période, l’anthropologue Franz Boas défend ce paradigme constructiviste face au racisme scientifique. Des historiens comme Winthrop Jordan (Jordan, 1968) ont examiné comment la race a été historiquement produite aux États-Unis pour justifier l’esclavage et les inégalités raciales. En contexte français, la notion de race a été progressivement réinvestie par certaines disciplines, notamment la sociologie (Fassin et Fassin, 2006), l’anthropologie, l’histoire, la psychologie (Fanon, 1952), tout autant que la recherche en littérature et sur les arts en général. C’est d’ailleurs dans des départements de littérature et de littérature comparée d’universités américaines que, influencées par la French Theory, naissent les études postcoloniales, dans laquelle la race joue un rôle prédominant. L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident d’Edward Saïd, lui-même professeur de littérature comparée à Columbia, marque le tournant clé de ce mouvement en 1978.
Ces travaux, comme ceux issus plus récemment des études intersectionnelles, des critical race studies ou plus récemment encore du mouvement décolonial dans la recherche (Denscombe, 2024), ont contribué à légitimer l’usage scientifique de la notion. Loin de naturaliser le concept de race, ils s’attachent à en historiciser la construction et à mettre en lumière ses effets concrets sur les individus et les institutions. Pour expliquer la persistance des inégalités causées par
l’appartenance à un groupe racial altérisé dans les sociétés anglophones, et ce malgré la fin de la ségrégation institutionnalisée et de la colonisation, l’idée d’un racisme systémique abrité au cœur des structures sociales fait son chemin. Les années 1970 et 1980 voient par exemple se développer plusieurs courants de pensée autour de la notion de race aux États-Unis, telles que la Critical Race Theory, apparue dans les écoles de droit étatsuniennes au milieu des années 1980, dont le président Donald Trump a interdit l’enseignement dans les établissements scolaires publics américains cette année. Ce champ analyse les inégalités raciales systémiques à travers les structures politiques et juridiques, plutôt que les préjugés individuels, et critique notamment l’idéologie colorblind, qui masque les inégalités structurelles en niant l’existence de la race au nom de l’universalisme et de l’antiracisme, et en considérant que l’emploi de la catégorie de race révélerait le racisme de celles et ceux qui l’utilisent. Certains chercheurs analysent même ce « daltonisme racial » (colorblindness) contemporain comme une forme de racisme (Bonilla-Silva, 2006).
En 1986, les sociologues Michael Omi et Howard Winant théorisent le concept de « formation raciale » (Omi et Winant, 1986), décrivant la manière dont les catégories raciales sont construites socialement et historiquement : l’identité raciale est ainsi variable et fluide. Cette approche influence des historiens du travail comme Theodore Allen, qui affirme dans le second volume de son Invention of the White Race que la distinction Blancs/non-Blancs a été inventée comme outil de contrôle social dans l’Amérique coloniale (Allen, 1994). Enfin, le concept d’intersectionnalité créé par la juriste Kimberlé Crenshaw en 1989 a inspiré de nombreux écrits montrant comment race, genre et classe sont mutuellement constitutifs et produisent des discriminations imbriquées, notamment contre les femmes racisées et/ou issues des classes populaires.
Néanmoins, l’usage de la notion et du terme même de « race » est source de tensions épistémologiques et politiques à la fois dans nos disciplines et hors de l’université, notamment en France, en partie au nom de l’essentialisme supposé de cette catégorie d’analyse, en partie parce qu’il n’existe pas de définition fixe de ce « signifiant flottant », comme l’explique le sociologue Stuart Hall (Hall, 1980).
Nous envisageons cette Journée d’étude comme l’occasion pour chacun d’examiner ou de réexaminer sa recherche en études anglophones à la lumière de la notion de race. L’objectif pourra être de réfléchir à la manière dont la notion est analysée dans nos disciplines, mais aussi d’interroger la manière dont les cadres académiques abordent (ou n’abordent pas) les dynamiques raciales. Cette discussion collective nous invite à mettre en dialogue des approches méthodologiques et épistémologiques différentes pour réfléchir ensemble aux usages, aux potentialités, mais aussi aux limites de la notion de race dans nos travaux.
En études civilisationnistes, on pourra s’interroger sur l’étude des relations raciales et des idéologies raciales dans les pays anglophones que nous étudions ; sur la question de la mémoire et des commémorations associées aux périodes d’esclavage, de ségrégation ou de colonisation, notamment le rôle des musées, des monuments ou encore de la fiction historique ; sur l’expérience extrêmement variée des migrants racisés dans les pays anglophones ; sur les concepts de racisme environnemental et de capitalisme racial qui invitent également à la réflexion sur les mécanismes de ségrégation et de justice spatiale ; sur l’intersection entre race et religion et les formes de marginalisation et de discrimination qui en résultent ; ou encore, dans une perspective historiographique, sur les processus d’invisibilisation et les « silences » de l’histoire sur la question de la race.
Ce thème invite aussi à s’interroger sur la manière dont les productions littéraires et artistiques en général mettent en scène les constructions raciales, les expériences minoritaires ou les héritages coloniaux ; sur les liens entre les représentations raciales dans le texte et son contexte de production et de réception ; sur l’intersection de la race et du genre dans la fiction ; sur la place de l’identité raciale dans l’écriture de soi ; ou encore sur les biais raciaux existant dans les canons littéraires ou artistiques dominés par des auteurs blancs, comme le fait l’écrivaine américaine Toni Morrison dans Playing in the Dark (Morrison, 1992). On pourra penser au Black Arts Movement, ou, plus près de nous, aux travaux de Fred Moten, de l’artiste et réalisateur Steve McQueen, ou encore au travail de l’artiste contemporain Glenn Ligon.
On pourra également se demander dans quelle mesure les discours – politiques, médiatiques, académiques, ordinaires – participent à la construction des catégories raciales. Comment l’analyse du discours ou la sociolinguistique abordent-elles les phénomènes de racialisation et de racisme ? La discussion pourra porter sur la représentation, ou au contraire l’effacement, de la race dans les corpus et les lexiques ; sur le lien entre racisme et stigmatisation de certaines variétés de langue ; ou encore sur les effets performatifs du langage dans les processus de racialisation.
L’un des premiers obstacles rencontrés par les chercheurs français qui abordent la notion est bien sûr la traduction du terme anglais « race » lui-même, tant la tradition scientifique et l’histoire de notre pays diffèrent considérablement de celle des pays anglophones sur ce sujet : quelles sont les difficultés liées à la traduction de « race », « racial », et des concepts pouvant lui être associés (« whiteness », « blackness », « people of color », etc.) de l’anglais vers le français ? Comment négocier ces transferts sémantiques dans nos travaux, mais également dans nos cours ? On pourra aussi s’interroger sur la position du traducteur ou de la traductrice à la lumière de la polémique survenue en 2021 à propos des poèmes de l’Africaine-Américaine Amanda Gorman, dont la traductrice néerlandaise, une femme blanche, a été écartée au profit d’une traductrice noire, tandis que le traducteur blanc catalan a dû se démettre. L’anglais de spécialité nous invite à questionner les terminologies mobilisées dans les champs de la médecine, de l’éducation, du droit ou des médias ; à analyser les genres discursifs codifiés (rapports officiels, protocoles, manuels) qui véhiculent – ou évitent – la notion de race ; et plus généralement à interroger la neutralité des pratiques langagières spécialisées.
Enfin, le thème de la Journée invite à une réflexion plus large sur la manière dont la notion de race est construite ou invisibilisée dans nos disciplines, nos pratiques, nos corpus ou nos terrains ; notre position et notre rôle en tant que chercheuses et chercheurs impliquent des affects et des biais liés à nos identités de genre et de classe, mais aussi de race. Alors que travailler sur la notion de race aux États-Unis devient politiquement risqué, on pourra également s’interroger sur les résistances institutionnelles, intellectuelles ou politiques à l’utilisation de la race comme outil scientifique.
Modalités de soumission
Les propositions de communication sont à envoyer à Ana Artiaga (ana.artiaga@univ-paris8.fr) et Bernard Cros (bernard.cros02@univ-paris8.fr) d’ici au 30 juillet 2025. Le format des communications étant très libre (il peut s’agir simplement de partager quelques réflexions et de susciter la discussion), les propositions peuvent être tout à fait succinctes, contenant un court abstract et titre provisoire.
Travaux cités
– Allen, Theodore. The Invention of the White Race. Vol. 2 : The Origin of Racial Oppression in Anglo-America. 2nd ed. London : Verso, 1994. - Bonilla-Silva, Eduardo. Racism Without Racists : color-blind racism and the persistence of racial inequality in America. 5fth ed. Lanham, MD : Rowman and Littlefield, 2006.
– Denscombe, M. “Decolonial research methodology : an assessment of the challenge to established practice.” International Journal of Social Research Methodology, 28(2), 2024, 231– 240. https://doi.org/10.1080/13645579.2024.2357558 - Du Bois, W.E.B. The Souls of Black Folk : Essays and Sketches. Chicago : A. G. McClurg, 1903.
– Du Bois, W.E.B. Dusk of Dawn : An Essay Toward an Autobiography of a Race Concept. New York : Harcourt Brace, 1940. - Fanon, Frantz. Peau noire, Masques blancs. Paris : Seuil, 1952. - Fassin, Didier et Éric Fassin. « À l’ombre des émeutes », dans De la question sociale à la question raciale ? Paris : La Découverte, 2006.
– Hall, Stuart. “Race, Articulation and Societies Structured in Dominance,” in Unesco, ed., Sociological theories : race and colonialism. Paris : Unesco, 1980, pp. 305-345. - Jordan, Winthrop. White Over Black : American Attitudes toward the Negro, 1550-1812. Williamsburg, VA : the University of North Carolina Press, 1968.
– Levi-Strauss, Claude. Race et Histoire. Paris : UNESCO, 1952. - Morrison, Toni. Playing in the Dark : Whiteness and the Literary Imagination. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1992. - Omi, Michael and Howard Winant. Racial Formation in the United States. 3rd ed. New York : Routledge, 2015. - Saïd, Edward. Orientalism, New York : Pantheon Books, 1978. - Spencer, Herbert. Principles of Biology, London : Williams and Norgate, 1864. - Stepan, Nancy. The Idea of Race in Science : Great Britain : 1800-1960. Hamden, Conn. : Archon Books, 1982.